Les fantômes du Léman

Texte et vidéos: Fabien Grenon

Le 24 novembre 1883, la “Feuille d’Avis de Lausanne” noircit ses colonnes avec le récit d’un triste naufrage survenu la veille. Par une nuit de tempête où le vent soulève des vagues énormes, deux navires à vapeur, le “Cygne” et le “Rhône”, ayant chacun dévié de leur route habituelle, entrent en collision. Le premier parvient, non sans difficulté, à rejoindre le port, mais le second, trop amoché, sombrera peu de temps après dans les abysses lémaniques, emportant avec lui onze passagers et trois membres d’équipage. Découverte en 1984 par 300 mètres de profondeur, son épave, relativement bien conservée, reste, pour les rares qui ont eu la chance de l’observer, l’une des plus impressionnantes du Léman.

Des naufrages comme celui-ci de bateaux piégés dans les tourbillons d’un lac déchaîné au crash d’un hydravion pris dans une tempête soudaine, en passant par l’amerrissage forcé d’une montgolfière mise à mal par la bise, ou la présence étrange de wagons gisant à plusieurs centaines de mètres de fond: derrière ses airs calmes et lisses, le Léman cache de nombreuses histoires oubliées ou méconnues aux conclusions parfois heureuses ou insolites, mais le plus souvent dramatiques. Autant de fantômes - tantôt plutôt sympathiques, tantôt plutôt angoissants - qu’une exposition itinérante se propose de remonter à la surface. Après les Bains des Pâquis cet hiver, c’est du côté de Saint-Gingolph que “Fantômes du Léman”, c’est son nom, vient de faire escale pour l’été.

«Le lac fait partie de nous et de notre histoire. Et pourtant on oublie souvent qu’il a aussi sa part d’ombre», relève Philippe Constantin, coordinateur de l’Association d’usagers des Bains des Pâquis (AUBP), l’un des deux initiateurs du projet. Une idée qui a directement plu à Claude Martenet, directeur du Musée des barques et des traditions de Saint-Gingolph. «Dès que j’ai entendu parler de cette expo, je me suis dit qu’il nous la fallait ici», se réjouit-il. Il faut dire qu’en 1963 le village de Saint-Gingolph est marqué par un terrible naufrage, celui de l’«Aubonne», qui tue quatre de ses habitants. Un seul corps est repêché. «S’il a tendance à s’estomper, ce souvenir est toujours bien présent à Saint-Gingolph. Plusieurs familles avaient été touchées», rappelle Claude Martenet.

«Certes, notre lac est généralement calme, mais ce n’est pas un étang pour autant, abonde alors Lionel Gauthier, conservateur du Musée du Léman à Nyon, qui a étroitement collaboré au projet des «Fantômes du Léman». Les jours d’orage, il peut se montrer impitoyable.» Comme ce 18 août 1969, lorsque le petit bateau de plaisance «La Fraidieu», mis à mal par le vent, fait naufrage au large de Thonon (F). Une tragédie particulièrement cruelle, puisque vingt-cinq personnes se noieront, dont quatorze petites orphelines venues dans la région pour participer à une colonie de vacances. Roland Condevaux, l’un des deux pêcheurs qui sont intervenus sur le lieu de l’accident pour tenter de sauver les naufragés, n’oublie pas: «Ça s’est passé près du bord, mais le lac est tout de suite profond. On était là, à pêcher, et on est vite arrivés dessus. On a fait trois voyages entre le lieu du naufrage et la rive, mais on avait un si petit bateau pour tant de personnes!»

Une mer intérieure?

La bise, le bornan, le joran, la vaudaire… Il faut dire que, enchâssé entre les Alpes et le Jura, la «Petite mer des Alpes», comme beaucoup aiment à surnommer le Léman, est balayée par une dizaine de vents différents évoluant au gré des saisons mais aussi au gré des heures de la journée. «Le bassin lémanique est entouré de reliefs, vecteurs d’orages pouvant être localement très violents et difficiles à voir venir», confirme Frédéric Glassey, de Meteonews. De sacrés coups de tabac d’ailleurs bien connus et redoutés par les navigateurs. Même les plus aguerris: Éric Tabarly, célèbre navigateur français venu participer au Bol d’Or en 1991, l’avait admis: «On m’avait dit que le Léman était traître, mais je n’aurais jamais cru à ce point.»

Mais dame Nature n’est pas toujours seule responsable. Le fourvoiement des hommes est également à l’origine de bien des histoires malheureuses. À l’instar du naufrage de l’«Hirondelle», le 10 juin 1862, au large de La Tour-de-Peilz, après que sa coque touche, dans une manœuvre maladroite, les fonds rocheux peu profonds à cet endroit. Si ses quelque 300 passagers sont tous secourus, l’élégant navire à vapeur n’a pas cette chance. Après de nombreuses tentatives de renflouage, l’«Hirondelle», alors échouée sur des récifs, sombrera définitivement deux mois plus tard, victime d’une tempête nocturne. Depuis, son épave bien connue des plongeurs lacustres repose à quelque 60 mètres de profondeur.

Mais les grosses catastrophes de ce genre, le Léman n’en a plus connues depuis longtemps. Motorisation des bateaux, radio, images satellites, radar: depuis une cinquantaine d’années, le domaine de la navigation connaît une véritable révolution. «Avant l’apparition de la radio - il n’y a pas encore si longtemps - c’était à la fusée que les secours étaient appelés. Et ensuite, c’était à la rame que ces derniers partaient à l’assaut du lac», rappelle par exemple Michel Detrey, président de la Société internationale de sauvetage du Léman (SISL).

Sans compter qu’au fil des années et des tragédies, les règles de sécurité n’ont eu de cesse de s’affiner sur le Léman. «Comme on dit, on est toujours plus intelligent après. À chaque accident, on a tiré de nombreux enseignements», continue-t-il. C’est d’ailleurs après la collision du «Rhône» et du «Cygne» en 1883 que la nécessité de structurer et de fédérer le sauvetage sur le lac est apparue. D’où la création, le 6 juin 1885, de la SISL regroupant aujourd’hui 34 sections locales réparties entre le Valais, Vaud, Genève et la France. Aussi tristes qu’elles aient pu être, il faut se dire que ces tragédies ne se sont pas produites pour rien. «Elles nous ont permis, peut-être, d’en éviter plein d’autres», conclut le président de la SISL.

Après Genève, Saint-Gingolph

L’exposition gratuite et en plein air des «Fantômes du lac», qui a vu le jour cet hiver du côté des Bains des Pâquis à Genève, ne devait avoir qu’une durée de vie limitée. Mais au vu de son succès, plusieurs localités du pourtour lémanique se sont montrées intéressées à l’accueillir. Elle vient d’ailleurs de faire escale jusqu’au 30 septembre dans le port de la Bâtiaz à Saint-Gingolph, sous l’impulsion de Claude Martenet, directeur du Musée des barques et des traditions situé justement dans le village du Haut-Lac. Après quoi elle devrait s’arrêter du côté de Chillon. «Ce qui interpelle et passionne les foules, c’est ce décalage entre une image de lac tranquille d’un côté et les violentes catastrophes qui ont pu s’y dérouler de l’autre», explique Philippe Constantin, coordinateur de l’Association des utilisateurs des Bains des Pâquis à Genève (AUBP), à l’origine du projet avec son collègue chargé de l’animation culturelle, Michel-Félix de Vidas.

L’idée a germé il y a trois ans, lorsque les deux compères ont accès aux vidéos des explorations des fonds lémaniques menées en 2011 par les deux sous-marins russes Mir. «On n’y voyait pas grand-chose, mais on savait que beaucoup de choses reposaient au fond. On a alors voulu approfondir le sujet», raconte Philippe Constantin. Après avoir fouillé les archives de la presse de l’époque, visionné des vidéos des fonds, rencontré des passionné et consulté les archives du Musée du Léman, l’expo des «Fantômes du Léman» prend forme. Mais pas question d’en faire une simple énumération de catastrophes. «L’idée était d’incarner ces histoires au maximum sans être trop répétitifs. C’est pourquoi nous avons choisi d’en raconter certaines plutôt que d’autres. Et celles-ci ne sont pas toujours tragiques, mais sont parfois plus insolites ou poétiques.»



Découvrez la carte des évènements